Coopération régionale et intégration européenne

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Coopération régionale et intégration européenne

Intervention de Jean-Arnault Derens, rédacteur en chef du «Courrier des Balkans», au colloque du 24 novembre 2008, L'Avenir des Balkans. 

Source : Fondation Respublica Colloque "L'avenir des Balkans " 24 novembre 2008

 
Coopération régionale et intégration européenne
 
Je voudrais poser quelques questions apparues, explicitement ou en filigrane, durant tous ces exposés extrêmement riches, autour de deux grands points. 

Je partage totalement le constat de Michel Foucher : Depuis plusieurs années, le processus d’intégration européenne est la seule perspective politique offerte aux Balkans, sans que jamais la moindre alternative ait été formulée par qui que ce soit. 

Je partage aussi sa conclusion : Aujourd’hui ce projet politique « cale » ou va très certainement ralentir son rythme. 

Ce constat qui nous rassemble pose beaucoup de questions. Les responsabilités de l’Union européenne, notamment en termes de politique de sécurité et de défense, vont croissant. Les années 2007, 2008, probablement aussi 2009, sont un moment charnière de l’histoire des Balkans. Il est difficile de ne pas faire un parallèle avec l’autre moment charnière qu’évoquait notamment Bertrand de Largentaye, celui de l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie (1990, 1991, 1992) où il a été dit, à fort juste titre, que la Communauté européenne de l’époque n’avait pas su prendre la mesure des phénomènes en cours ni y apporter de réponse. 

D’où une question, essentielle, à laquelle je ne prétends pas répondre : L’Union européenne, aujourd’hui supposée être une construction politique - ce qui n’était pas encore le cas il y a vingt ans - se met-elle en position de pouvoir répondre au défi du nouveau moment charnière que les Balkans sont en train de vivre ? 

Je prendrai deux exemples. 
Le premier, tout à fait extravagant, c’est le « conflit de toponymie » qui oppose la Macédoine et la Grèce. C’est surtout un conflit entre un membre de l’Union et un Etat qui a le statut officiel de candidat. Or qui gère ce dossier ? Officiellement, ce sont les Nations unies. De fait on sait que l’acteur international le plus présent sur le sujet, ce sont les États-Unis. Maintenant l’affaire est devant la Cour internationale de justice. Un acteur de la scène internationale est totalement absent, c’est précisément l’Union européenne, alors qu’il s’agit d’un conflit qui oppose un de ses Etats membres à un de ses futurs membres ! Il y a là quelque chose qui dépasse mon propre entendement. La faiblesse politique de l’Union depuis très longtemps sur ce dossier est un signe assez négatif. 

Sur le Kosovo, il a été rappelé que l’Union européenne n’avait pas de position politique officielle et commune, qu’elle était divisée. Mais la situation s’apparente de plus en plus à du mauvais théâtre de boulevard. On a parlé de la mission EULEX, censée assumer la supervision internationale en matière d’Etat de droit (police, justice, douane), on peut aussi parler du bureau civil international, l’ICO (International Civilian Office) qui est totalement dans les limbes. Cette structure compte un certain nombre de fonctionnaires, dont le déploiement était prévu par le plan de Monsieur Ahtisaari. Ces fonctionnaires sont bien sur le terrain mais, concrètement, l’ICO ne fait rien. Ce projet a valu le Prix Nobel à son concepteur mais il est resté quelque part dans une impasse. Le processus prétendument « concerté » du Kosovo prévoyait une tutelle internationale. L’instrument de la tutelle politique était précisément la mission du bureau civil international géré par l’Union européenne. Puisque cette mission n’a pas de fonctionnalité, il n’y a, de fait, pas de tutelle. Il ne s’agit donc pas d’une indépendance sous tutelle mais d’une pleine indépendance, très largement « bidon » puisque le Kosovo, à l’évidence, n’a à peu près aucune des caractéristiques que l’on associe normalement à un Etat souverain, depuis le contrôle de sa monnaie, de sa défense jusqu’à la participation aux différentes institutions internationales sans oublier, ce qui est très important et très producteur de symboles politiques, l’adhésion à la FIFA, à l’UEFA ou à d’autres organisations sportives. Le Kosovo n’a rien de tout cela. On ne sait donc pas ce que c’est. A l’évidence, ce n’est pas un Etat. C’était supposé être un Etat sous tutelle mais il n’y a pas de tutelle. Nous sommes devant quelque chose qui ressemble à une terrible improvisation permanente et à une succession de mensonges empilés les uns sur les autres qui posent de sérieux problèmes sur la capacité de l’Union européenne à pouvoir gérer et maîtriser le dossier. 

Ceci m’amène à évoquer la Bosnie dont la situation a été très bien évoquée par les orateurs précédents, avec une conclusion assez simple qu’on peut résumer en peu de mots : en Bosnie rien ne marche et personne ne sait comment faire pour gérer le dossier. 

Il y a ces deux crypto-Etats (ou plutôt trois, comme le soulignait à juste titre Michel Foucher), la Republika Srpska et la fédération croato-bosniaque - elle-même divisée - et puis il y a ce Haut représentant international (OHR) qui, jusqu’au 17 février 2008, disposait des « pouvoirs de Bonn », des pouvoirs subsidiaires et peut-être discrétionnaires. Il ne les a plus, il faut en être conscient, pour une raison simple : entre temps, face à ces « pouvoirs de Bonn », Monsieur Dodik, le Premier ministre de la Republika Srpska, a obtenu, avec l’indépendance du Kosovo, une véritable arme atomique ! Je suis convaincu que le statu quo actuel convient parfaitement à Milorad Dodik. En effet, il dispose d’un argument massue : si on le contrarie, il proclame l’indépendance. Partant de là, il n’y a plus de « pouvoirs de Bonn », autant le reconnaître. Les instruments que la communauté internationale avait mis en place en Bosnie sont devenus caducs. Milorad Dodik ne va pas proclamer l’indépendance de la Republika Srpska, ce n’est pas du tout son intérêt. Ce que souhaite Milorad Dodik, comme tous les autres politiciens de Bosnie, serbes, bosniaques ou croates (1), toute cette classe politique corrompue et prédatrice, c’est le maintien du statu quo. 

La situation semble bloquée et personne ne sait comment faire pour en sortir. 
Que peut faire l’Union européenne ? 

Repeindre un peu la façade avec de pseudo-réformes comme celle de la police en avril, une réforme totalement vidée de son contenu qui n’était qu’un petit geste symbolique. On s’est résolu à signer l’accord de stabilisation et d’association, parce qu’on ne pouvait pas ne pas le signer avec la Bosnie quand on s’apprêtait à le signer avec la Serbie, même si on sait très bien qu’il n’y aura pas d’étape supplémentaire. On a repeint le trompe-l’œil qui se trouve au bout de l’impasse mais on est toujours dans l’impasse, parce que cette impasse arrange parfaitement bien les politiciens locaux, et parce que l’Union européenne n’a aucun moyen de sortir de l’impasse. 

J’insiste sur ce premier point : Nous sommes dans une période charnière de l’histoire des Balkans ; l’acteur principal qui doit constituer au minimum une force de proposition est l’Union européenne parce qu’il n’y en a pas d’autre qui ait la légitimité pour le faire et parce que l’Union européenne a la volonté théorique de le faire. Cette Union, malheureusement, paraît en panne de possibilités et même de propositions. 

Dans ce contexte, le ralentissement prévu du processus d’intégration n’est pas une bonne nouvelle. 

Je nuancerai ce que disait Michel Foucher sur l’évolution de l’opinion en Croatie. Le taux d’adhésion au projet européen qu’indiquent les sondages en Croatie n’est pas stable, il va diminuant, ce qui est parfaitement logique. On parlait déjà de l’adhésion de la Croatie en 2003. Aujourd’hui on l’envisage au mieux pour 2010, plutôt 2011 mais elle pourrait attendre 2012 ou 2013. Quel citoyen croate pourrait aujourd’hui croire en la parole d’un diplomate européen qui lui promet l’intégration européenne pour 2010 ? On leur a fait le coup en 2003, 2005, 2007, 2009… Il est parfaitement compréhensible de voir diminuer le taux d’adhésion au projet européen. 

C’est inquiétant aussi pour les dynamiques politiques internes des pays concernés. En effet, deux grandes options sont possibles : l’option nationaliste (on pourrait revenir sur le sens de ces mots compliqués) et la perspective d’ouverture politique associée à la perspective européenne. Cette perspective étant actuellement la seule, il n’y a pour l’instant aucun autre projet. 

Je voudrais intervenir, en second lieu, sur la fameuse question concernant le « pré-moderne » et le « postmoderne ». 

J’avoue que je ne sais pas très bien comment définir la postmodernité politique. Les problèmes des Balkans sont évidemment des problèmes assez anciens, assez classiques, de nations en cours de constitution, des problèmes de territoires. Mais toutes les solutions apportées à un problème classique doivent-elles être classiques ? Je n’en suis pas convaincu, même si je reconnais toutes les vertus qu’on voudra au classicisme. 

Aujourd’hui, deux grandes questions nationales se posent dans les Balkans : la question nationale albanaise et la question nationale serbe. J’entends par là des choses très élémentaires : Les Serbes et les Albanais ont en commun d’être des communautés qui se pensent comme des nations mais qui vivent séparées, divisées en plusieurs Etats. Il y a des Serbes en Croatie, il y en a en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro, en Serbie et dans l’Etat hypothétique du Kosovo. Il y a des Albanais, au Kosovo, en Albanie mais également en Macédoine, au Monténégro, éventuellement en Grèce. A priori, si vous faites un sondage d’opinion aujourd’hui, les idées de Grande Albanie et de grande Serbie ne font plus recette. Mais le sentiment de former une communauté nationale est unanimement partagé par tous les Serbes et tous les Albanais concernés. Si les projets des idéologies dangereuses de grande Serbie et de grande Albanie, en tout cas celle de la grande Serbie, se sont largement épuisés dans les années 90, ces idéologies n’ont pas pour autant perdu pour toujours leur potentiel de mobilisation. 

Les questions nationales sont là, elles sont ouvertes. Faire comme si elles n’existaient pas, c’est la politique de l’autruche qui n’a jamais réglé aucun problème. 

Quelles réponses y apporter ? 
Les réponses anciennes à des problèmes nationaux consistent à changer les frontières. Or, de manière évidente, il n’y a pas de changement frontalier qui puisse se faire dans les Balkans - ni ailleurs dans le monde - d’une manière telle qu’il satisferait toutes les partie intéressées. Ce qui veut dire qu’aucun changement frontalier ne peut se faire sans de fortes tensions - voire des conflits - et des déplacements de populations. 

Une vieille idée, sorte de serpent de mer, revient en permanence dans les réflexions diplomatiques sur les Balkans : Ne vaudrait-il pas mieux rompre avec ce qui a été le dogme de l’action internationale dans la région et refaire un nouveau congrès de Berlin, redessiner, d’une manière qui serait enfin satisfaisante, les frontières de cet espace ? 

On peut faire une conférence internationale, on peut faire un congrès de Berlin, il faut renoncer à la « manière satisfaisante ». Il y aura éventuellement l’expression d’un nouveau rapport des forces, avec de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants, lesquels prépareront immanquablement leur revanche un jour ou l’autre. 

Au-delà de cette approche ancienne qui consisterait à vouloir faire coïncider les territoires de la nation avec ceux d’Etats à redéfinir, peut-on proposer d’autres réponses ? 

Modernes ou postmodernes, elles devraient passer par une réflexion fondamentale sur les manières d’exprimer cette communauté nationale, cette communauté de destin que ressentent d’une part un Albanais de Pristina et un Albanais de Skopje ou de Tirana, d’autre part un Serbe de Banja Luka, de Podgorica ou de Belgrade. On ne peut pas nier ces réalités. 

Au risque de paraître provocateur devant cette salle (à ce que je crois comprendre des positions défendues par Jean-Pierre Chevènement et la Fondation Res Publica), je dirai que je ne crois pas que l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui puisse mener cette réflexion car celle-ci suppose de remettre en cause les principes westphaliens de définition de la souveraineté politique et d’inventer d’autres manières d’articuler le sentiment communautaire ou national et les formes d’organisations politiques. 

Si les sociétés des Balkans ne sont pas capables de s’engager dans cette voie-là, il ne reste plus que deux options : 
Le statu quo actuel peut être maintenu cinq ans, dix ans, quinze ans, au prix de nouvelles missions internationales, au prix de millions et de millions d’euros dépensés en programmes de sécurité et de défense, au prix également d’un appauvrissement social qui se poursuivra au sein des populations en question. S’il est vrai qu’il y a une jeunesse très dynamique dans les Balkans, cette jeunesse prend la poudre d’escampette. La fuite des cerveaux est un phénomène massif, notamment en Bosnie-Herzégovine mais également dans les autres pays de la région. Pour trois jeunes Serbes qui sont revenus depuis la chute de Milosevic pour s’engager dans la reconstruction de leurs pays, cent sont partis durant la même période parce que les perspectives d’avenir, de construire sa vie qu’offrent les pays de la région sont très limitées. Les conséquences en termes de politique migratoire, en termes de sécurité, de criminalité organisée sont lourdes pour tous les pays d’Europe. 
Le troisième terme serait cette redéfinition des frontières et probablement de nouveaux conflits.
Donc le statu quo, les solutions de type « fin du XIXe siècle », classiques, déjà utilisées, qui ne peuvent pas se concrétiser sans de nouvelles violences, ou bien le pari d’une véritable innovation politique. 
Le point essentiel est celui de la coopération entre les pays et les sociétés de l’espace balkanique. Cette coopération régionale ne peut pas se faire sans un projet qui la tire en avant. Le seul projet, le seul moteur capable d’entraîner la fusée, est la perspective d’intégration européenne. 

Certes, les pays des Balkans sont confrontés à des problèmes récurrents et structurels de faiblesse politique, de médiocrité de leur classe politique, de corruption, ces problèmes sont réels et ils ne sont pas nouveaux. Mais aujourd’hui ce qui fait réellement problème c’est qu’un acteur majeur de la définition de l’avenir de la région est aux abonnés absents en termes de capacité de réflexion, c’est l’Europe elle-même. C’est très inquiétant. 


Alain Dejammet 
Merci. 
Tandis que vous désignez cet acteur comme incapable, il faut garder à l’esprit ce que nous disait tout à l’heure monsieur Roubinski, à savoir que, si on l’interprète bien, la Russie se lave les mains de ce qui se passe dans les Balkans et que, à part sur le Kosovo où elle garde sa position, elle donne un feu vert à l’Union européenne pour continuer à se débrouiller avec Monsieur Tadic et les autres responsables politiques de la région. La deuxième leçon de votre message était que, si l’intégration européenne est, selon vous, la solution, l’Union européenne reste « aux abonnés absents ». 

Dans la salle, Jacques-Alain de Sedouy 
Nous avons, nous Européens, le sentiment un peu frustrant qu’à Dayton les Américains avaient raflé la mise. 
Quelle est aujourd’hui la position des Américains vis-à-vis de ces problèmes balkaniques, avec une Union européenne qui se cherche et une Russie un peu absente qui laisse les Européens au premier plan ? Jouent-ils encore un rôle dans la région ? Quels sont leurs buts ? 


Dans la salle 
Je poserai la même question. On a beaucoup parlé de l’Union européenne, lui donnant une place qu’elle ne mérite pas. Mais les Etats-Unis dans tout ça ? Quel est leur vrai rôle ? Qu’ont-ils fait ? Que font-ils aujourd’hui ? 

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L’architecture complexe de la Bosnie –Herzégovine en fait l’un des premiers pays du monde pour la densité institutionnelle : 14 gouvernements, près de 180 ministres pour moins de 4 millions d’habitants.
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