Macédoine : Skopje, traversez le vieux pont pour découvrir la Carsija - CDB

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Macédoine : Skopje, traversez le vieux pont pour découvrir la Carsija
Par Fabio Mattioli

Avec l'aimable autorisation du "Courrier des balkans"


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La Carsija de Skopje, sur la rive gauche du Vardar, est l’un de ces rares quartiers musulmans des Balkans à avoir été préservé. Ici, dans un dédale de rues sans nom, tout est affaire de relations humaines et de proximité. L’État, en tant que médiateur social, semble loin. Le pouvoir n’insuffle pas son caractère au quartier, mais bien ceux qui le fréquentent au quotidien.

Par Fabio Mattioli

Après avoir passé le vieux pont, le visiteur se trouve pris dans un dédale de ruelles tortueuses menant toutes vers une destination inconnue. Plus on s’y enfonce, moins on progresse. On a plutôt le sentiment de sombrer dans les limbes de notre esprit, comme si suivre la Čaršija, c’était un peu se perdre en soi-même.

Après avoir traversé le vieux pont, commence un voyage dans le passé : petites boutiques ottomanes, constructions branlantes qui s’appuient l’une à l’autre pour ne pas s’effondrer, bruits de langues qui se mêlent suivant des modulations étonnantes, regards lourds qui paraissent vouloir dissuader le visiteur d’entrer dans un temple sacré. La Čaršija, ce sont les rides sur ce visage grave d’homme âgé.

Chaque regard sur le vieux quartier ottoman tente d’en saisir la particularité, la spécificité, l’essence. Pourtant, celui-ci semble toujours se dérober au regard de celui qui l’observe, comme s’il était impossible d’en percevoir plus que la surface, et l’on ne parvient jamais à en restituer qu’un portrait aux couleurs affadies. Sans doute la seule façon de le comprendre est-elle d’éviter de le décrire pour au contraire en faire ressortir les absences. Comme si l’on devait décliner l’image de la Čaršija en éliminant ce qu’il y a en trop et faire comme avec les esclaves sculptés par Michel-Ange : à chacun d’en remplir les surfaces ébauchées.

Pour mieux décrire les absences de la Čaršija, il faut d’abord prendre en compte son rôle historique de centre de Skopje. Quartier au visage ottoman mais dont l’histoire dépasse ce simple cadre, elle surgit sur la rive gauche du Vardar, le fleuve qui traverse la ville. Composée de boutiques tenues par de petits artisans, d’anovi (hôtels) et de hammams (bains) destinés à l’accueil et la restauration des étrangers de passage, elle a maintenu pendant des siècles un fort pouvoir d’attraction, sans doute lié à la présence de Bit Pazar, un des plus importants marchés de la région. Centre du commerce, où les verreries élaborées des marchands vénitiens rencontraient autrefois les épices venus d’Orient, il l’est encore de nos jours : les marchandises made in China côtoient sur les étals les fruits et légumes des maraîchers de la région comme les bijoux fabriqués en Macédoine. Jusque dans les années 1990, la Čaršija était le lieu vivant de Skopje, l’endroit où l’on appréciait se promener et sortir prendre un verre, à en croire ce que racontent les habitants. Les guides touristiques tels le Lonely Planet la décrivent toujours comme l’un des lieux les plus importants de la ville, pour l’exotisme de son architecture comme pour son poids historique.

Pourtant, lorsque l’on déambule dans ses rues, il est difficile de se rendre compte de ce rôle de « centre » qu’occupe le quartier. Ici, pas de Louvre, d’Invalides, de Panthéon ni de Colisée. Point de palais magnifique, d’architecture flamboyante, de bâtiments imposants. La Čaršija se caractérise plutôt par sa chaleur humaine ; ce sont les gens qui font l’âme du quartier. Ce n’est que petit à petit que l’on découvre sa véritable personnalité. Là où l’on pouvait s’attendre à voir le prodigieux, l’on se retrouve à sonder l’ordinaire, le banal.

Tout voyageur occidental est immédiatement frappé par l’absence de bâti monumental, structurant. Or c’est le centre qui détermine la personnalité d’une ville. Dans les villes d’Europe de l’Ouest, et notamment dans les capitales, c’est le lieu de la cité où le pouvoir se met en scène. L’espace devient alors un symbole puissant comme en témoigne la taille des édifices publics qui s’y logent. Ce bâti s’impose comme le vecteur de représentations multiples, comme l’a montré Erwin Panofsky. Le pouvoir se met en scène en édifiant des bâtiments à sa gloire. Cela suit une volonté double : prendre le contrôle de l’espace pour imposer ses propres règles mais aussi pour assurer sa légitimité

Il n’y a, dans la Čaršija, ni un nombre ni une densité élevés de bâtiments publics ou d’autres symboles de la puissance étatique. Elle a étrangement été dégagée des signes extérieurs du pouvoir, et notamment ceux que le régime socialiste a souvent imposé en de nombreux autres endroits, alors même qu’il a fallu reconstruire Skopje après le tremblement de terre de 1963. Étant données ces circonstances, pourquoi ne pas avoir laissé son empreinte sur la ville ?

Dans le contexte de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, la diffusion d’une double identité socialiste et macédonienne était un enjeu majeur, comme le prouve l’importance attribuée à la « nation » dans l’historiographie d’État. Pourtant, la Čaršija de Skopje n’a pas été colonisée par les édifices socialistes ni même détruite, comme cela a pu être le cas dans de nombreuses autres villes du bloc de l’Est. Elle a étonnement échappé aux coups de pelle qu’ont subis, entre autres, Kaliningrad ou Budapest. La raison est simple : le régime communiste a choisi de créer un nouveau centre sur la rive droite du Vardar plutôt que d’investir le vieux quartier ottoman.

Afin de comprendre le développement inégal des deux rives du fleuve, différents niveaux d’explication sont à considérer. Après le tremblement de terre de 1963, on confia à l’architecte japonais Kenzo Tange la conception d’un projet de reconstruction du centre de Skopje. Celui-ci prévoyait un développement équilibré entre les deux rives du Vardar. Une proposition en total décalage avec la réalisation finale puisque l’on constate que les investissements publics se sont concentrés sur la rive droite du fleuve. Une décision qui pose question quant à ses motivations. La composition ethnique de la ville a-t-elle influé sur le choix de privilégier un quai plutôt que l’autre ? La décision de préserver la Čaršija aurait-elle été le fruit de négociations entre instances internationales, pouvoir central et intérêts locaux, comme pourrait nous le suggérer l’analogie avec Budapest ?

Sans nier l’importance de ces questions, c’est plutôt un autre échelon d’analyse qui retient ici notre attention : les pratiques quotidiennes imbriquées dans la structure urbaine et relationnelle de la Čaršija [1].

Si vous vous perdez dans la Čaršija et que vous souhaitez vous orienter grâce aux noms des rues, vous vous rendrez très vite compte du côté vain de votre démarche : il n’y a aucun panneau. De même, si vous cherchez une direction, un musée ou quelque lieu que ce soit, il vous sera bien difficile de trouver une signalétique. Les vendeurs du quartier, qui connaissent parfaitement le lieu, sont peu sensibles aux noms des rues. Pour vous expliquer la route, ils recourront très probablement à des points de repères visuels du type « à droite après ce bâtiment, à gauche quand vous voyez cette enseigne », ou bien vous amèneront eux-mêmes à l’endroit où vous souhaitez aller. Aussi surprenant que cela puisse paraître aux personnes extérieures, les gens du quartier se repèrent très bien sans aucune signalétique. Leur rapport à la Čaršija est d’une telle proximité que toute signalétique est inutile et même superflue.

Plus étonnant encore est le cas des taxis sauvages du Kameni Most, le vieux pont qui traverse le Vardar. Si vous passez par là, vous serez sûrement hélé par des hommes qui vous demanderont si vous souhaitez vous rendre à Tetovo, ou ailleurs. Leurs véhicules ne les distinguent en rien des autres, au point que leur proposition semble suspecte aux personnes qui ne les connaissent pas. Mais les Skopjotes les utilisent sans crainte. Il existe d’autres taxis sauvages à la gare mais ceux-là ressemblent comme deux gouttes d’eau aux taxis officiels et ne transportent que les étrangers. À côté du vieux pont, les taxis sauvages bénéficient de la bienveillance des habitants. Ils n’ont pas besoin de signalétique pour qu’on leur fasse confiance. Celle-ci passe par un lien social privilégié.

Dans la Čaršija, tout est question de relations humaines, de lien social. Ce n’est pas le pouvoir qui insuffle son caractère au quartier mais ceux qui le fréquentent au quotidien. Il en est même difficile d’imaginer comment un pouvoir extérieur pourrait s’immiscer sans occasionner de tension. Dans la vie si intense de Bit Pazar, les relations sont horizontales et se passent de tout contrôle de l’État, en tant que médiateur social. Il n’est donc pas étonnant qu’un trafic de devises étrangères s’y soit développé pendant la période de forte inflation du début des années 1990. De même, les affrontements de 1992 qui ont opposé la communauté albanaise à la police peuvent trouver une autre dimension explicative au-delà des simples critères ethniques.
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