Nous sommes les descendants d’Alexandre le Grand

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Les mobilisations identitaires

« Nous sommes les descendants d’Alexandre le Grand »

A la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, les Kalash jouent avec les clés symboliques d’une histoire confuse et revisitée.

par Nicolas Autheman, mai 2010

Pour les Occidentaux s’aventurant encore au Pakistan, la visite de la vallée reculée de Chitral, dans l’Hindou Kouch, à la frontière avec l’Afghanistan, fait assurément partie des points culminants du voyage. Si, dans ce décor époustouflant, ces voyageurs s’arrêtent chez les populations kalash, ils ne seront pas loin de ressentir la même émotion que celle d’Alexandre le Grand retrouvant dans la ville de Nysa (1), après sa longue conquête de la Perse, une population pratiquant étrangement les mêmes rituels dionysiaques que ceux de son pays natal (2).

Se distinguant d’une certaine austérité ambiante et d’un environnement converti (tardivement) à l’islam, les Kalash, polythéistes, usent du vin dans leurs rites religieux et refusent le voile pour les femmes. Surprise totale, enfin, à Bumburet, l’une des trois vallées qu’ils habitent : la Kalasha Dur, une immense bâtisse neuve de trois étages sur laquelle a été apposée une plaque en grec, abrite une école, un centre de soins et même un musée dont les colonnes ont été sculptées selon les canons de l’architecture ionienne.

Depuis quelques années, M. Wazir Zada, un jeune Kalash, essaie d’obtenir, au Parlement de Peshawar, la reconnaissance des droits de la minorité kalash. Dans ces hauts pâturages, il y a pourtant peu de ressources ou de territoires à revendiquer. Une simple différence culturelle à défendre dans un environnement crispé — à commencer par le respect de la production et de la consommation de vin. Une pratique peu goûtée par les musulmans orthodoxes, qui y trouvent matière à prosélytisme. « Tous ces appels à stopper la culture du vin sont hypocrites, affirme M. Zada. De nombreux musulmans de la vallée de Chitral viennent boire chez nous ; le vin est ancien dans ces vallées. »

M. Zareen Khan, un jeune homme parti vivre et étudier à Peshawar, rappelle qu’on dénombrait près de trente mille Kalash dans les années 1950. La grande majorité a dû se convertir, sous la pression grandissante d’un islam velléitaire gangrenant le Pakistan. « Nous ne sommes plus que trois mille aujourd’hui », déplore-t-il en montrant la nouvelle mosquée construite au milieu de la vallée.

C’est dans le cadre de ces revendications qu’apparaît la figure d’Alexandre le Grand. « On a retrouvé des pièces d’or avec l’effigie d’Alexandre dans une grotte, à Bumburet, il y a quelques années »,affirme M. Khan. Certes, les anciens Kalash, gardiens d’une tradition en voie de disparition, n’évoquent jamais la figure du conquérant macédonien. Mais les jeunes, eux, parlent de son possible passage dans la région, soulignant souvent les bienfaits de la Kalasha Dur, qui permet aux enfants de réapprendre leurs traditions.

La Kalasha Dur est avant tout l’œuvre d’un Grec passionné, Athanasios Lerounis, ancien instituteur qui travaille dans les vallées kalash depuis près de trente ans pour l’organisation non gouvernementale (ONG) Greek Volunteers. Depuis une vingtaine d’années, professeurs et médecins grecs se succèdent dans ces vallées lointaines. Ils ont reçu en 2001 d’importants financements de Hellenic Aid, le service de coopération du ministère grec des affaires étrangères. En avril 2005, Athènes et Islamabad ont signé un accord de coopération soulignant les « liens culturels » existant entre les deux pays. Récemment, plusieurs étudiants kalash ont reçu à ce titre des bourses pour aller étudier en Grèce.

Si Hellenic Aid refuse de dévoiler les montants des subventions versées, les Grecs ont sans aucun doute distribué des « millions de roupies » (3), d’après Mme Maureen Lines, qui dirige depuis plus de vingt ans l’ONG anglaise Hindu Kush Conservation Association. Cette « coopération » est la plupart du temps justifiée par les passages du récit d’Arrien (4) décrivant la traversée par Alexandre le Grand et ses généraux (en 329 avant J.-C.) du Parapamisos, l’actuel Hindou Kouch ; voire, dans certains cas, par des théories plus imaginatives faisant des Kalash des descendants de prisonniers ioniens ou syriens envoyés par les Grecs aux confins de l’Empire.

Une légende entretenue 
par les souverains musulmans locaux

Il n’y a pourtant aucun lien avéré entre les Kalash et Alexandre le Grand ou les descendants de l’armée grecque de l’époque. Cette région de l’Hindou Kouch n’a jamais fait partie de la satrapie (division administrative dans l’Empire perse) de Bactriane, qu’il a conquise. Pour Augusto S. Cacopardo, l’un des ethnologues qui ont mené depuis trente ans les travaux les plus précis sur la question (5), il n’y avait aucune trace, lorsqu’il a commencé ses recherches sur place, d’un personnage pouvant s’approcher d’Alexandre le Grand dans la tradition orale et la mythologie kalash. Par ailleurs, la linguistique met clairement en évidence l’absence de rapport entre le grec et le kalashamon, la langue kalash. Les quelques liens morphosyntaxiques ayant pu susciter des fantasmes chez des linguistes grecs sont le simple résultat des origines communes lointaines des langues appartenant à la famille indo-européenne. Les Kalash sont en réalité le dernier peuple issu des Kafirs (littéralement, les « infidèles »), dont la grande majorité ont été convertis à l’islam, il y a moins de deux siècles, dans une région instable devenue aujourd’hui le Nurestan (« le royaume de la lumière »), en Afghanistan. Leur présence serait donc bien antérieure à l’arrivée d’Alexandre dans la région.

Observant, depuis vingt ans, la résurgence du mythe de descendants grecs perdus dans les montagnes de l’Hindou Kouch, Cacopardo en a retracé l’historique. En Occident, la référence a surtout oscillé entre récits de voyage (de Marco Polo aux explorateurs anglais) et mythe littéraire (6). Ses travaux ont pu mettre au jour une dimension encore plus inattendue : cette légende a été entretenue depuis de nombreux siècles dans la région par les souverains locaux musulmans comme marqueur identitaire. Les souverains du Badakhshan n’hésitaient pas à s’octroyer le titre de zulqarnain (« à deux cornes »), en référence à l’épithète qualifiant Alexandre dans son appellation coranique (7). L’ethnologue a également pu identifier des traces de ce récit chez les anciens souverains de la Hunza et de Swat, au Pakistan. L’une des principales raisons de cette référence à Alexandre réside très probablement dans le fait qu’elle leur permettait de nouer des alliances locales au nom d’un improbable « lien de fraternité » avec le nouveau conquérant anglais.

Près de deux siècles après les souverains du Badakhshan, Alexandre le Grand réapparaît. Les récents travaux du psychosociologue Nikos Kalampalikis montrent en effet sa présence croissante dans la construction identitaire contemporaine grecque (8). Sa résurgence dans ce pays semble se faire aux mêmes dates (il y a environ une vingtaine d’années) que celles observées dans l’Hindou Kouch. Le renouveau se manifeste par exemple dans le conflit opposant la Grèce à la république de Macédoine. Depuis son indépendance en 1991, l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (selon la dénomination officielle de l’Organisation des Nations unies) et la Grèce s’opposent sur leurs héritages identitaires.

La république de Macédoine a exhumé de l’Antiquité des symboles oubliés qui la distinguent de ses voisins albanais et bulgare. Mais Athènes refuse toujours, dans les relations diplomatiques, l’appellation de république de Macédoine à un Etat qu’il accuse de revendications sur sa province du même nom. En 1992, l’inscription sur le drapeau macédonien du « soleil de Vergina », un symbole découvert en 1977 dans une tombe attribuée à Philippe II de Macédoine — le père d’Alexandre —, provoqua la fureur des autorités grecques. Devant leurs protestations, la république de Macédoine retira ce symbole de son drapeau en 1995. Ce qui ne l’empêcha point de rebaptiser « Alexandre-le-Grand » l’aéroport de Skopje en 2007.

Dans cette surenchère, les deux parties sont logiquement allées chercher une justification supplémentaire de leur identité chez ceux qu’elles considèrent comme leurs « descendants ». Les financements récents accordés au programme d’aide aux Kalash peuvent se lire à travers ce prisme. Il existe en Grèce des dizaines de documentaires, films ou livres récents traitant des Kalash. De leur côté, les Macédoniens n’ont pas hésité à affirmer que les véritables descendants d’Alexandre se trouvaient en réalité dans la Hunza, une autre vallée de l’Hindou Kouch. En juillet 2008, le prince Ghazanfar Ali Khan et la princesse Rani Atiqa, de la Hunza, ont été invités à Skopje et ont déclaré être « honorés de revenir dans leur pays, la Macédoine (9) ».Interrogé sur ce cas, M. Kalampalikis n’hésite pas à dire, non sans ironie, qu’on parlerait sans aucun doute en psychologie de « déplacement ».

A la même période, un autre phénomène de récupération s’est greffé sur cette première reprise du mythe. Les nouveaux moyens de communication rendant disponibles de nombreux documents écrits ou iconographiques sur les Kalash, ces derniers ont fini par symboliser, bien malgré eux, les peuples occidentaux en lutte pour leur identité dans un environnement islamique hostile. Mme Lines raconte qu’elle reçoit chaque année des dizaines de demandes d’informations de journalistes cherchant à décrire un peuple en lutte contre les conversions forcées. Dans la construction intellectuelle qui cherche à diviser le monde entre civilisés et barbares (10), les « descendants » d’Alexandre le Grand connaissent donc un succès croissant, comme en témoignent les nombreux reportages ou références postés sur des sites Internet partisans de la défense d’une identité occidentale homogène, qu’elle soit nationale (11) ou religieuse (12).

Histoires fabuleuses 
et rencontres intellectuelles 
inattendues

La résurgence du cas des Kalash tient sans aucun doute aux similitudes troublantes qui existent entre les grandes questions identitaires posées dès L’Anabase d’Alexandre (voir note 2) au sujet de l’altérité, du barbare et de l’assimilation (13), et celles que l’on retrouverait aujourd’hui dans les théories proches du « choc des civilisations », inspiré par Samuel Huntington, où « l’Autre » appartient primordialement à l’aire islamique. On pourra à ce titre se demander si l’intention d’Oliver Stone dans son film Alexandre (2004) n’était pas de rapprocher Alexandre le Grand et George W. Bush, tous deux fils d’un « dirigeant en chef » poursuivant au Proche-Orient la conquête inachevée de leur père.

Cette dernière forme de récupération est sans doute plus proche de la vérité historique. Cacopardo souligne en effet la très grande probabilité que les Kalash soient, dans cette zone tout du moins, les derniers et précieux représentants des cultures païennes indo-européennes qui ont précédé l’arrivée des monothéismes, un fait illustré par leurs rituels proches de ceux des cultes de Dionysos, le dieu antique venu d’Orient dans la mythologie grecque. Comme le montre ce cas, les « illusions identitaires » et leurs variantes nationales ont souvent pour caractéristique de raconter des histoires fabuleuses ou de mettre en scène des réunions intellectuelles inattendues. Celle de Huntington et de Dionysos n’est sûrement pas la moins surprenante.

Nicolas Autheman

Consultant en relations internationales.

(1) Peut-être l’actuelle Jalalabad en Afghanistan, ainsi nommée en raison de son culte à Dionysos.

(2Cf. Arrien, Histoire d’Alexandre. L’anabase d’Alexandre le Grand, Editions de Minuit, Paris, 1984, livre V, chap. I à III. Ecrit au IIe siècle après J.-C., le texte d’Arrien est considéré comme le récit le plus fiable des expéditions d’Alexandre.

(3) Soit plusieurs dizaines de milliers de dollars.

(4Ibid., livre IV.

(5Cf. Alberto M. Cacopardo et Augusto S. Cacopardo, Gates of Peristan, Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente, Rome, 2001, et Augusto S. Cacopardo, Proceedings of the First International Conference on Language Documentation and Tradition, with a Special Interest in the Kalasha of the Hindu Kush Valleys, Himalayas - Thessaloniki, 7-9 novembre 2007 (à paraître).

(6Cf. Rudyard Kipling, The Man Who Would Be King (1888), et le film du même nom de John Huston (1975).

(7) Coran, S. XVII, 83, 84, 85.

(8) Nikos Kalampalikis, Les Grecs et le mythe d’Alexandre. Etude psychosociale d’un conflit symbolique à propos de la Macédoine, L’Harmattan, Paris, 2007.

(9) « Hunza royals visiting Macedonia », Macedoniadaily.org, 12 juillet 2008.

(10Cf. Tzvetan Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations,Robert Laffont, Paris, 2008.

(11) On trouvera plusieurs références aux Kalash sur le site Altermediainfo.com, dont la version originale américaine a été fondée par David Duke, ancien sorcier impérial des chevaliers du Ku Klux Klan.

(12) Et notamment sur de nombreux sites religieux orthodoxes.

(13) On rappellera à ce titre la révolte d’Opis, en 324 avant J.-C., au cours de laquelle les généraux d’Alexandre reprochèrent à ce dernier l’attribution aux Perses des plus hautes fonctions militaires.

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